Couleurs Cactus

Couleurs Cactus

Résultats du 6è concours de nouvelles

Couleurs Cactus

présente les résultats du

 

Concours de Nouvelles de la Canebière

 

Dans le cadre du 6è Festival du Livre de la Canebière qui a eu lieu du 6 au 8 juin 2014 sur le square Léon Blum nous avons proposé de répondre à cet appel à concours. C'est sur sur le thème Ombres & Lumières que les participants ont imaginé la suite de cet incipit proposé par René Frégni, président du concours :

 

Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui. Je sens monter en moi un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière...

 

Couleurs Cactus vous propose aujourd'hui de découvrir les textes des premiers lauréats. Certains d'entre eux n'ont pas souhaité voir leurs nouvelles publiées sur notre blog.

 

1ère place > L'île du dernier jour de Octave Santoro

2è place > Et la mer effacera de Catherine Pinoteau

3è place > Avec l'air pour me lier à toi de Isabelle Pellegrini

4è place > Jour de trêve de Véronique Cassaigne

5è place ex-æquo > Murs porteurs de Françoise Keller

5è place ex-æquo > Les Oiseaux pleurent aussi de Paola Leone

 

 

 

Et la mer effacera

de Catherine Pinoteau

 

Le livre commence ainsi :

Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui. Je sens monter en moi un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière...

 

Les souvenirs d'enfance sont une manne pour l'écrivain, se dit-elle, légèrement ennuyée. Celui-ci se souvient-il si bien de ses racines abritées entre mer et soleil ?

De ses premiers pas, de ses premières brasses ?

Elle tente un retour en arrière. Elle aussi a fait ses premiers pas à Marseille.

A-t-elle encore des photos ?

Il lui arrive de regarder ces petits d'homme tanguer sur leurs deux jambes sous le regard attendri de leurs parents.

Mais que reste-t-il de l'instant de triomphe, du sentiment immense de liberté que l'enfant

ressent lors de la maîtrise balbutiante de la marche ?

Et nager, quand on est natif de Marseille, qui n'a pas barboté sur la plage des Catalans ou celle du Prophète, ou bien sur la promenade de la plage, au pied du David ?

 

Elle imagine un petit garçon aux culottes courtes, trébuchant et se relevant vaillamment.

Photo jaunie, un peu cornée, usure du temps et pourtant une étrange présence en émane.

L'enfant avance, l'image se met à vivre.

Un pas, puis un autre. Un, encore. Une marche hésitante, le regard concentré, sourcils froncés, bras ouverts pour garder l'équilibre.

Le film se ralentit, comme une pellicule qui s'enraye, l'image se brouille légèrement.

Le livre lui tombe des mains, une étrange léthargie s'empare d'elle.

 

Des cris dans ses oreilles, couvrant à peine le ressac de la mer.

Cris rauques des gabians, cris d'enfants qui s'éclaboussent.

Tout près, une musique sort d'un transistor, Dalida dévide son Bambino sucré, que tout le monde murmure en fermant les yeux.

Elle les ouvre.

Regarde autour d'elle.

La plage est bondée en ce dimanche de juin.

Les parasols fleurissent le long de la route, laissant une bande étroite de sable léchée par la vague. Les transats s'alignent en dessous, pour ceux qui veulent bien payer à la journée le luxe moelleux de l'ombre.

Cela sent l'huile solaire, les beignets et l'iode.

Elle est assise sur sa serviette de plage, en plein soleil.

Son bikini vichy laisse apparaître une peau bronzée et lisse. Elle a la même coupe de cheveux que Brigitte Bardot, mais sait qu'elle n'en a pas le charme électrique, cette beauté sculpturale qui crève l'écran dans ''Et Dieu créa la femme'', qu'elle a vu trois fois depuis sa sortie.

Les baigneurs s'interpellent, L'eau est bonne, viens donc te tremper !

L'après-midi s'effiloche en instants suspendus, comme des gouttelettes qui finissent par former un ruisseau.

Un navire passe lentement devant la plage. Les voisins essaient de déchiffrer le nom, elle capte des mots de leur conversation, comme en pointillé.

Elle sait que c'est le ''Ville d'Oran'', scrute la masse sombre dans le contre-jour.

Soudain, trois longs flashes émanent d'un hublot. C'est le signal qu'elle attend.

Elle le laisse partir, un sourire mélancolique en médaillon.

 

Un garçonnet crie, Regarde, maman, j'arrive à nager !

Courageux, il s'élance dans l'eau, esquisse des brasses maladroites.

Il semble tellement appliqué, comme si l'enjeu était plus grand que lui, plus grand que ces quelques mètres à effectuer sans couler.

Il lève le menton pour éviter la vague, vérifie d'un œil que sa maman le regarde.

Elle sourit, émue et lointaine.

Car un souvenir se superpose, elle est au fond de la calanque, enfant, là où elle pêchait avec son père.

Assise sur le rocher pentu, elle offre son corps gracile à la douceur de l'air, la main en visière pour contrer l'éblouissement du soleil.

La mer cogne, immuable, sur les brisants.

Un rouleau plus violent emporte sa sandale, elle crie, surprise.

Son petit frère a déjà sauté dans l'eau et surnage comme il peut. Il récupère par la bride la sandale qui s'enfonçait déjà dans le tumulte de l'eau.

Elle applaudit à l'exploit de son frère, fière et maternelle.

Lui tend la main pour le hisser hors de l'eau, l'empoigne, le serre très fort contre elle, sent son corps trembler de froid et de peur, après ce plongeon soudain.

Tu sais nager, maintenant !, lui murmure-t-elle à l'oreille.

Les cheveux dégoulinants du garçon lui chatouillent le visage, l'instant se prolonge dans la découverte de leurs peaux qui se touchent, de leurs deux cœurs qui battent à l'unisson, dans cet embrasement des sens de leurs jeunes vies.

 

Un ballon arrive à ses pieds. Machinalement, elle le relance, sourit en retour à ce jeune homme athlétique, qui repart en riant vers ses camarades.

Grésillement dans le poste, un flash d'information interrompt la musique guimauve de l'été. Les voisins haussent le son, certains prêtent l'oreille, d'autres feignent l'indifférence.

La nouvelle tombe, brutale : un attentat, sur la corniche près d'Alger, vient de tuer et de blesser un grand nombre d'innocents.

Contraste avec les rires des enfants, la lumière si drue, la nonchalance des jeunes se prélassant à demi nus devant les parasols.

Elle frissonne, son fils se fatigue, mais elle ne voit rien.

Le drame algérien colorise la plage en larges coups de pinceau gorgé de rouge, comme sur une vitre sale.

Les mots s'insinuent en boucle dans ses oreilles, les morts, encore, comme son frère, son jeune frère tombé dans les Aurès.

Il avait aimé ces montagnes, ce coin perdu, inaccessible, ces Algériens sombres et rudes. Comprenait leur détermination à se battre pour leur liberté.

Il lui écrivait des lettres enflammées, décrivant la vie dans la mechta, les relations qui peu à peu s'ouvraient à la confiance et l'espoir de jours meilleurs.

Les montagnes réputées imprenables l'avaient conquis, lui, le Marseillais né à quelques mètres de la mer. Il évoquait la possibilité d'y rester encore, afin d'y accomplir ce qu'il croyait légitime, cette mission civilisatrice pour laquelle il était venu.

Juste avant de tomber dans une embuscade, tué par l'armée française, une erreur regrettable, avait-elle pu lire sur le billet à en-tête de la grande muette, juste avant de tomber, il avait écrit une dernière lettre biffée par la censure, l'écriture en était brisée, le peu de mots qui restaient lisibles hoquetaient sur le papier.

 

Elvis Presley prend le relais, dans le rythme entraînant de son tube ''Too much'', soulignant ironiquement le trop-plein d'horreur.

Elle retrouve la plage les yeux brouillés, un goût amer dans la bouche.

Des cris devant elle, son fils se débat dans l'eau, elle était partie si loin.

Le jeune homme musclé se précipite pour aider le petit garçon qui avale une tasse après l'autre.

D'un geste ample et précis, il soulève l'enfant suffocant et le ramène sur la grève.

Elle accourt près d'eux, le prend dans ses bras, l'étouffe sous ses baisers.

Il tousse, lutte contre l'emprise de sa mère pour respirer.

L'homme leur parle gentiment, leur dit que tout va bien, l'enfant a juste besoin d'air.

Elle réalise sa méprise, son fils est vivant, son frère est mort.

Les larmes se mêlent aux gouttes salées qui dégoulinent des cheveux du garçon.

Le soleil déclinant l'apaise, elle retrouve les gestes adéquats, s'empare d'une serviette et frictionne son fils.

 

La partie de volley reprend au bord de l'eau. Les jeunes s'entraînent pour un match qu'ils comptent disputer plus tard, sur le terrain improvisé face au Robinson Marseillais, le café à la mode.

Leur jeunesse éclatante de santé se déploie dans un déballage de muscles, de peaux bronzées, de dents blanches et de cheveux gominés.

Insouciante.

Elle les regarde, songeuse.

 

Des châteaux de sable bordent le liserai d'écume, des enfants armés de seaux et de pelles façonnent des tours et des remparts crénelés, construisant d'improbables villes éphémères.

Le garçonnet ne se mêle pas aux autres.

Il reste assis sur sa serviette, la mine renfrognée, les bras enserrant ses genoux.

Pourquoi sa mère n'a-t-elle pas réagi quand il a crié ?

Où était-elle, encore, perdue dans sa tête ?

 

Soudain, les vagues du navire déferlent tonitruantes sur la plage. La mer se rit des baigneurs, de leurs cris effarouchés, de leurs serviettes étalées avec soin et douchées copieusement par la vague.

La mer violente, fantasque, redevient d'huile, moqueuse.

Comme appelée par la vague dansante, la voix de Charles Trênet lui répond du fond des golfes clairs, et les voisins d'entonner les reflets changeants, les reflets d'argent, de reprendre en chœur les blancs moutons, la bergère d'azur infini, clamant avec emphase la gloire éternelle de la mer.

L'ambiance estivale s'est de nouveau installée sur la plage.

Juché sur son triporteur, le marchand de glaces s'arrête sur la route, annoncé par son joyeux klaxon.

Mère et fils se lèvent d'un bond, s'insèrent dans la file qui attend déjà.

Elle achète des glaces à l'eau, menthe pour lui, grenadine pour elle, ils rient tous les deux de leurs langues colorées.

Le soleil s'estompe, les ombres s'allongent, l'air devient frais après la brûlure de la journée.

Elle plie les serviettes, aide son fils à se rhabiller, enfile une robe assortie à son bikini, la défroisse d'une main, sculptant sans malice son corps ferme.

 

Son regard croise celui du jeune homme, qui arbore un sourire réservé.

Ils se retrouvent naturellement à marcher sur le sable, les sandales à la main, pour rejoindre la route.

Des mots s'échangent dans le tramway bondé, elle lui glisse que son époux, le père de l'enfant, est marin, il navigue sur les lignes de l'Algérie.

Elle ajoute dans un souffle, Son navire, le Ville d'Oran, est affecté au transport de troupes.

Il ne répond rien, son regard s'élance au-delà de l'horizon, irisé par les couleurs du couchant.

 

Un bruit mat la réveille, le livre a glissé par terre.

L'ombre tombe d'un coup sur son visage.

Elle remonte la couverture sur ses épaules, le soleil s'est caché derrière le grand frêne du parc.

Elle sourit, étrange comme ce souvenir, enfoui si loin dans sa mémoire, a resurgi.

Comment il s'est immiscé dans son sommeil, elle ne saurait le dire.

Elle a tout retrouvé, les sons et les couleurs, la sensation de chaleur, les grains de sable s'incrustant sur la peau, si précisément qu'elle en a encore le cœur chaviré.

Ces instants précieux, un condensé de sa vie de femme, s'étaient délités dans le quotidien.

Jour après jour son fils avait grandi, toujours sérieux, trop sérieux.

Elle ferme les yeux, voudrait retrouver le sourire si doux du jeune homme, le tenir encore par la main, caresser...

Madame Solange, il est l'heure de rentrer ! L'infirmière se saisit des poignées du fauteuil et le fait rouler dans l'allée.

Cette jeune femme crie toujours un peu fort ! Pourtant, je ne suis pas sourde, pense-t-elle.

 

Un lambeau lui reste au fond des yeux, la fumée du navire s'estompant sur le ciel d'été.

 

 

 

 

 

Avec l’air pour me lier à toi

de Isabelle Pellegrini

 

 

« Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui. Je sens monter en moi un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière, celle des jours de grand Mistral, à nulle autre pareille. Cette lumière capable d’enchanter le monde autant que d’exalter les corps. Marseille douceur du sommeil et émoi des réveils. Marseille terre joyeuse, Marseille terre d’accueil où l’on parle au présent, que l’on parle une seule langue ou qu’on en parle cent… »

 

Consternant. La feuille et le crayon me tombèrent des mains. Au propre comme au figuré. Comment diable en étais-je arrivé à écrire de telles niaiseries ? Tu parles d’une lumière enchanteresse ! Je regardai autour de moi, les murs sales et la lumière détraquée, le bar miteux où je m’étais installé pour écrire. Il y a des soirs où l’on regrette d’être revenu. Huit années. Les retrouvailles ne sont pas toujours celles qu’on avait prévues.

 

Pourtant, revenu dans cette ville où j’avais vécu si longtemps, mon projet d’écriture me semblait assez simple : évoquer mon enfance, éclose sous le rayonnement du soleil marseillais et épanouie dans les embruns de la Méditerranée… premiers pas le long de la Corniche, apprentissage de la brasse dans la piscine naturelle du Vallon des Auffes, tendres émois adolescents sur les rochers de Malmousque… avec l’idée, de fil en aiguille, de célébrer la clarté de la ville et ses décors paisibles… ses cabanons, ses petites barques, ses gabians aux aguets et ses digues de rochers. Mais ce soir, brutalement, mes sempiternelles digressions sur la lumière, la beauté, le bonheur, résonnaient à mes oreilles comme de creux verbiages. Était-ce parce que cette fois-ci j’avais débarqué dans la ville en venant de la mer ? Etait-ce parce que j’étais remonté à pied depuis le port par les ruelles les plus sombres du ventre de la ville ? Il faut peut-être avoir fait le tour du Vieux-Port de nuit et s’être fait longuement battre par le racloir du Mistral pour éprouver la dureté de la ville.

 

Non, ce soir il n’y avait plus de place pour les tergiversations. Ras-le-bol des écritures molles qui se contentent de maintenir la vie à flot. Ce dont je voulais parler dorénavant c’était du réel. Du r.é.e.l. Je voulais une écriture qui tienne au corps et radicalise la phrase, la dépouille de ses artifices et de sa joliesse, la fracture pourquoi pas, la creuse jusqu’à l’évider, jusqu’à l’évidence de ce qui nous scinde. Qui entaille jusqu’à l’entre-mot, à l’entre-jambe, jusqu’à l’ombilic du rêve, au noir sur la portée, au trou dedans le trou. Qui ne renâcle pas à dire la cruauté de la vie, ou le désastre de l’amour. De l’amour qui fait mal. De l’amour qui fait mal à en crever. Parce que le souvenir de son regard, de sa voix, de sa peau. Parce que son sourire, parce que mon rire. Parce que sa faille, parce que la mienne. Parce que c’était unique. Parce qu’on croyait que ça ne finirait jamais. Parce qu’ensemble nous étions certains que, quoi qu’il arrive, demain le soleil renaîtrait. Parce que nous étions nés dans le soleil. Parce qu’elle avait contenu le soleil en elle. Parce qu’elle avait porté notre enfant.

 

Ayant froissé ma feuille de papier je la lançai à la poubelle, et restai adossé un long moment sur la chaise branlante. Puis je tapotai plusieurs fois sur ma cuisse, respirai un grand coup, et ressortis dans la nuit.

S’affranchir.

Cesser de se mentir.

Marseille est noire aussi.

 

Je repartis dans la nuit le long du silence des rues. Un pas, un autre. Sans savoir où ils me conduisaient. Au hasard. Enfin, presque.

Marseille extérieur-nuit, rade nord rade sud, je déambule comme on quête. Feux et phares éteints dans l’incendie des nuits, tout confond. Tout surprend. Tant d'approches et d'attentes. Plus j’avance dans la ville plus elle me dévisage et multiplie ses noms, comme autant de chimères déchirées au vent. La ville est narration, étrange poésie qui n’en finit pas de se perdre en ses gestes et ses lieux. Ici un trottoir dégueulant de poubelles, là un mur défoncé, là encore une île forant vers l’horizon, mais à chaque fois un rapport où les dénominations prévues s’abolissent, vers l’inassignable toujours.

Marseille nocturne urbain, ce soir tu pourrais être tombe de la couleur, tant ta noire inertie absorbe tout autour. Et peut-être es-tu tombe de la couleur. Trou noir, plainte des nuits où tout bascule juste avant les décombres de l’aube. Comme si le corps tout entier de la ville se retirait dans cette obscurité. Comme s’il réservait sa puissance dans ce retrait, dans ce noir avaleur la lumière.

C'est ce noir également qu’on aperçoit quand on regarde dans les yeux ceux qui vivent à terre. On plonge alors dans les ténèbres aveuglantes de leur exil intérieur. Mais c’est aussi de ce point aveugle que peut revenir la lumière. Des pupilles de chacun de ces hommes, de ces femmes qui vivent à ras le sol, et n’ont de cesse de scruter le monde, du tremblement de la luciole jusqu’à l’embrasement de la sphère brûlante.

Mes pas me portent, je déambule. Une place vide, un carrefour. De loin en loin, du creux des ruelles obscures surgissent des ombres, toujours plus ombre. Ici une silhouette accablée. Là une figure blême. Une gueule plutôt, à la grimace torturée. Ni adresse, ni caresse. Chacun laissé à sa détresse, que personne ne montre, par pudeur. Ou pour tenir peut-être, face aux visages de pierres de ceux qui se détournent. Qui jamais ne regardent vraiment, et portent leur embarras au loin, toujours plus loin.

 

Et puis soudain à l'angle de la rue je l’aperçois. Cette femme. Cette femme dans la rue qui parle à la nuit. Cette femme qui chaque nuit se raconte à  la nuit. Cette femme vers laquelle mes pas à nouveau m’ont conduit. Je la retrouve, ici, plantée à l’endroit exact où je l’ai vue pour la dernière fois il y a huit ans. Devant le même passage piéton, comme stoppée net en bordure d’un trou du temps. Un sac plastique à la main elle parle à haute voix, se raconte, laisse les images se déverser. Je l’écoute. Reconnais. La reconnais si bien… La courbe de la nuque, la taille toujours élancée, la main comme en suspens, et le geste du bras qui semble ramener un peu de ciel à la bouche. Et les voix dans sa voix. Toutes les voix du passé à la fois, cruelles et fêlées, qui ne cessent de monter, sans clameur, de son effondrement. Des voix qui scindent, fissurent, tentent traverser l’effroi.

Elle dit, elle ne peut s’arrêter car si elle s’arrêtait, tout se mettrait à valser. Alors elle se passe et repasse le fil de son histoire. Son histoire ? Quelle histoire ? Une histoire d’amour ? Ah l’amour… Parlons-en, de l’amour. Pour cette femme rompue il n’y a plus d’amour. Ni pour un mari, ni pour un amant, ni même pour les chairs d’un corps anonyme. Mais toujours aussi vif, le souvenir de la tendresse. Sa tendresse pour son enfant endormi. Son fils aux yeux noirs qu’elle berçait dans ses bras, qu’elle tenait par la main en rentrant de l’école, et que le père nomma de son prénom. Le prénom a disparu. Il a été remplacé par un liseré noir dans le livret de famille. Et l’enfant par un sac plastique.

Chaque nuit elle répète l’histoire, se répète l’instant. C’est tout ce qu’elle peut faire.

« La sortie de l’école… Et l’enfant qui s’élance… Son sourire, l’éblouissement de son sourire… A l’angle de la rue la voiture qui surgit… La violence du choc, puis les cris…»

Elle voit, elle entend, se revoit, revenant de ses courses, toujours au même endroit, de l’autre côté de la rue, aux confins du vide, sans voix pour appeler, sans rien pour expliquer.

 

Je m’approche, lui souris. Le plus doucement de la terre. Comme par le passé un petit poème vient à mes lèvres. Quelques mots, qui remontant des tréfonds de notre mémoire commune font affleurer à ses yeux un sourire étonné.

Mais voici que déjà le sourire s’efface, en même temps qu’elle-même se détourne, pose un doigt sur le mur, reprend sa litanie. Regard halluciné retourné en dedans.

 

Et moi, la bouche vide soudain, et les bras chargés de nuit, je me demande ce que je fais là avec mes mots. Marseille, refroidis-moi, glace-moi jusqu’aux os je voudrais devenir insensible. La nuit meurt lentement, et je meurs avec elle. Comme ce visage sans regard, trop vite déserté. Trop fermé pour se faire approcher, trop lointain pour se laisser toucher.

Et pourtant cette femme sera toujours la même femme.

La mienne.

Jusqu’à l’épuisement.

 

Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j’y suis revenu une nuit, j’en ai traversé les tourments. Avec l’aube qui point la tempête se calme, le Mistral s’est arrêté de souffler, la mer s’est aplanie. Un éclat de soleil m’éblouit. Les mots doivent être faits de ça : d’étincelles, de scintillements, qui parlent de lumière. Parlent par la lumière. Et survivent à la nuit. En moi toujours aussi vifs montent un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière ; et plus que jamais renouvelé, un désir : écrire. Ecrire comme on donne la main. Pour dire la peine des hommes, des femmes, la violence ordinaire ou la détresse au coin de la ruelle. Ecrire, aussi, parce que la mémoire ne sait pas toujours se souvenir de la couleur des plaies à vif. Ecrire, encore, pour dire à l’enfant mort combien son père l’a aimé. Et à la femme perdue que tant qu’elle vivra, pour elle j’écrirais. De la seule façon que je sache, d’amour :

Nos corps se seraient-ils perdus mille ans que je pourrais sans ma peau retrouver le contact de chacun de tes doigts. Sans mes mains ranimer dans l’instant la flamme de ton corps. Sans mes lèvres étancher ton désir et ta faim et ta soif. Je pourrais sans ma voix m’abreuver à l’arche du silence. Sans mes yeux voir s’embraser le ciel. Ne pas savoir vraiment ce que je fais là. Mais rester simplement avec l’air pour me lier à toi.’ 

 

 

 

Jour de trêve

de Véronique Cassaigne

 

"Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui. Je sens monter en moi un immense besoin d'aimer, une faim sauvage de lumière... "

 

Assisse à même le trottoir, je prends le temps de lire le journal gratuit. Il pleut sur la ville, la manche ne rapporte rien. J'en profite pour regarder la première page, et je tombe sur cette belle phrase. Elle me donnerait presque envie de rire. "Une faim sauvage de lumière", n'importe quoi. Moi, j'aurais plutôt faim d'un gros steak, bien saignant.

À chaque fois, les mêmes mots qui reviennent pour décrire Marseille. Une ville, belle, lumineuse, idéale pour passer des vacances.

Aujourd'hui, c'est raté pour le cliché, le ciel reste obstinément gris.

 

Mais qui raconte vraiment la misère, les rues lépreuses de Noailles, les vendeurs à la sauvette, les clandestins à peine pubères, les putes au regard baissés ? Qui parle de tous ces sans-nom, sans visage, sans-papier, de cette masse informe qui grouille dans le ventre de Marseille ? Et je ne parle même pas des contrôles de police arbitraires, pour tous ceux qui ont des gueules de travers. Et quand enfin on parle de nous, c'est le plus souvent à la rubrique des faits-divers. Nous n'existons qu'à partir du moment où nous disparaissons du macadam...

 

Ah pardon ! Je parle, je parle, mais je ne me suis pas présentée. Souvent, j'oublie de faire des pauses, je suis dans l'urgence, pour ne pas que la personne qui m'écoute parte trop vite. Parce qu'il y a toujours un moment où l'autre s'enfuit, où l'autre me fuit, je me sais infréquentable, enfin c'est ce qu'ils disent dans mon dos.

 

 

Je m'appelle Mireille, j'ai 42 ans. Je suis une enfant de la DASS comme on dit. Ma mère ne pouvait pas s'occuper de moi. Mon père, lui, était inconnu ; c'est ce qui était inscrit sur l'acte de naissance, posé dans un vieux dossier jaune moche, plein de tâches et de trous comme mes souvenirs d'enfance.

Jaune, couleur de l'infamie, et parfois pour soulager ma détresse, je me dis qu'avec cette sale couleur, ma vie avait déjà pris un mauvais départ.

Mais peut-être que l'histoire a dérapé plus tard, lorsque j'ai rencontré ce beau parleur de Marco, près de la gare Saint-Charles. Avec lui, j'ai découvert l'héroïne ou c'est le contraire, je ne sais plus. À partir de là, ma vie a ressemblé à une descente infernale, à une course perdue d'avance.

 

Je passe mes journées rue du musée, dans le quartier de Noailles, pour acheter des cachets et gérer mes angoisses : subutex, ritaline, rohypnol... Des noms qui ne disent pas la mort lente, la dissolution de soi. Des médicaments en vente libre, sous ordonnance, qui me condamne à la rue, qui m'attache au trottoir comme une chaîne à son esclave.

À la rue du musée, nous sommes tous des morts en puissance, des êtres à la dérive, à fleur de peau, à fleur de vie. Je sais bien que je fais peur, je connais tous les fantasmes qui me collent à la peau : la peur, la violence, la déchéance. Je vois les gens qui évitent mon regard, les femmes qui serrent leur sac dès que je m'approche. Je sens bien la réticence, la répulsion, la pitié le plus souvent.

Et parfois, parmi cette foule anonyme, je croise ma sœur qui baisse les yeux, qui change de trottoir. Un détour pire qu'un coup-de-poing, pire qu'un crachat. Je ne suis plus rien, juste un rebut de l'humanité qui attend la mort comme on attendrait les éboueurs.

 

Aujourd'hui, c'est dimanche et je ne n'espère rien de cette journée. Je n'ai pas envie de prendre ma dose d'oubli. Je vais essayer de rester lucide, même si tout me fait mal. La réalité est trop brutale, je n'ose plus regarder mon reflet dans la glace. Je n'y verrai qu'une petite rebeu aux longs cheveux frisés, au sourire fracassé, mais surtout je ne veux plus croiser ce regard d'enfant qui me demande ce que je fais-là. Peut-être que je prends toutes ces merdes pour faire taire la petite fille qui hurle dans ma tête.

Perdue dans mes pensées, je n'entends pas la clameur derrière moi, et presque aussitôt, je vois arriver vers moi un bateau de croisière fait de bois et de papier mâché. C'est le Caramantran1, le symbole du Carnaval de la Plaine et de Noailles. Tout autour des gens déguisés qui chahutent. Là, un homme en jupe et talons aiguilles. Plus loin, des enfants avec des épées. Je croise une belle mariée à tête de mouton. De toute part, de la vie, de la couleur, de la musique. Presque malgré moi, je souris à une belle geisha. Elle me rend un sourire éblouissant. Je me retourne, ce sourire ne peut pas être pour moi. Mais, derrière moi, il n'y a rien d'autre que le mur...

La jeune femme me prend par la main, et me tend un chapeau avec de grosses fleurs jaunes, rouges. Par réflexe, je lâche sa main et tente de repartir vers mon abri. Elle rit et me rattrape. Une de ses amies me noue un boa violet autour du cou. La batucada joue des rythmes endiablés. Mon corps se met à bouger timidement. La geisha me met du rouge aux joues, du bleu sur les lèvres. Je me déverrouille. Mon corps se remet en marche. Un pompier en herbe me frôle. Je vire à droite. Une grand-mère à moustache chante à tue-tête. Des chansons en italien, en arabe, en espagnol, avec La Liberté comme unique refrain ! Une sorcière s'envole dans un éclat de rire. Je chaloupe jusqu'à elle. Un justicier mexicain sort son harmonica. Je valse un pas en arrière, je fais un pas de côté. Une-deux-trois. Je repars en avant, je glisse. Quatre-cinq-six. La tête me tourne, mes jambes flagellent, et je ne suis même pas défoncée. Je suis ivre de joie, j'en suis toute chamboulée. Peut-être que je n'ai plus l'habitude du bonheur. Je me demande même si un jour, j'ai connu un moment de répit.

J'aimerais tellement prendre un cachet pour me donner du courage. Je fouille dans mes poches, je n'y trouve que du vide. Je dois affronter cette foule de joyeux lurons, seule, sans arme chimique.

Dans tout ce brouhaha, personne ne remarque que je ne suis pas comme eux, personne ne sait que ma maison, c'est ce trottoir qu'ils piétinent. Peut-être même qu'ils pensent que je me suis déguisée en mendiante.

Ma nouvelle amie m'embarque de nouveau dans la foule. Elle me parle comme elle parle à toutes ses amies. Ni plus ni moins. Elle veut juste danser, sauter, rire. Son ambition est simplement de renverser le vieux monde.

Un carnaval pour mettre tout à l'envers, les voleurs se déguisent en policier, les clochardes deviennent des princesses, les princesses deviennent des pirates. Tout est sens dessus-dessous et la musique rythme ce joyeux chaos.

Près de moi, une femme avec une jolie robe à pois chante " La vida es un carnaval". Je m'approche timidement et je lui demande ce que cela signifie. Elle éclate de rire et me fredonne le refrain, avec un bel accent espagnol:

"La vie est un carnaval.

Il ne faut pas pleurer

Parce que la vie est un carnaval

C'est plus beau de vivre en chantant

Et les soucis s'en vont quand on chante"

 

J'oublie mon sourire en vrac, je détache mes cheveux et je jette en l'air mon chapeau pour me donner du courage. Je fonce dans le mouvement. Mon corps se déploie, s'étire jusqu'au ciel. Je ne suis plus que rythme, sons et couleurs.

Un beau black s'approche de moi, me prend par la taille. Un jeu de collé-serré s'engage. Une salsa de rue. Brute. Sensuelle. Joyeuse. La foule s'écarte et nous regarde. Je me sens belle, désirable. Les pas me reviennent naturellement. La musique pénètre dans tout mon corps. Tous mes sens sont en éveil. Je réapprends à vivre le temps d'une danse. Mon partenaire sent la sueur, je sens monter en moi comme un désir oublié. Ma main se pose sur ses fesses. Il rit et son sourire m'ouvre le monde. Je me sens VIVANTE. Peut-être pour la première fois de ma vie.

Une farandole fait irruption sur notre petite scène improvisée. Une jeune bergère me saisit au vol. Des tambourins rythment notre fuite. Nous remontons en dansant vers la place de la Plaine. Les enfants nous jettent de la farine, les adultes se lancent dans la bataille. La place devient un énorme terrain de jeux, et c'est peut-être les adultes qui s'y amusent le plus.

Le Caramantran se pose majestueusement au milieu de la place, indifférent à ce qui va lui arriver. La foule est en ébullition, la place devient une arène surchauffée. Le procès peut commencer ! Deux hommes se font face sur un petit camion rose, l'avocat de la défense et le procureur de la République. L'avocat essaie de trouver les mots pour défendre l'indéfendable. La foule le hue, lui coupe la parole. Il est soumis à la vindicte du peuple. Son client impassible attend la sentence.

Le procureur dans sa belle robe rouge enflamme la foule. L'accusé est coupable de vendre Marseille aux plus offrants, de restreindre l'espace public, de faire fuir les pauvres, les immigrés, les inadaptés, et qui répriment tous ceux qui veulent un monde différent, solidaire.

Il hurle, ses mains tournent comme un moulin à vent : "Marseille cinq étoiles est une hérésie. Il faut revenir à l'humain, au collectif". Il a le verbe haut, la formule cinglante. Toute la place l'acclame. Il s'avance, et comme César, il baisse son pouce. La foule hurle, trépigne. Le bûcher ne peut plus attendre, le Caramantran est livré aux flammes. Le feu s'élève jusqu'au ciel, une farandole s'enroule autour du bûcher. Les tam-tams épousent le crépitement des flammes. Tout devient irréel. Les silhouettes s'allongent, deviennent ombres chinoises. La nuit s'offre au sabbat, les sorcières reprennent leurs danses avec Satan.

Un peu plus loin, des hommes sautent au-dessus du feu. L'ambiance devient primitive. Entre feu et flammes. Entre ombre et lumière. On se prendrait à rêver au crépuscule du vieux monde.

 

Le brasier n'est pas encore tari que les CRS chargent la foule avec violence. L'incrédulité règne. Un silence absolu entoure la Plaine. Plus de bruit, plus de fureur, la fête est terminée. Circulez, il n'y a plus rien à voir!

Dés que j'ai vu débarquer la police, je me suis retirée du jeu et presque instantanément, je suis revenue à ma brutale réalité. Je pars me poser sur un banc, un peu à l'écart. L'euphorie me quitte peu à peu. Je redeviens une mendiante aux pieds-nus. Je redeviens une proie dans cette foule qui ne me ressemble pas. Tout cela n'était qu'un leurre, une cruelle illusion.

 

Les CRS se rapprochent. Je me défile, je me faufile, je retourne rue du musée. Je reviens à mon point de départ, et pourtant, j'ai l'impression d'avoir fait un long et beau voyage empreint de beauté, de poésie, de musique. Une virée imprévue, qui m'aura permis une journée de trêve, le temps que tombent les masques.

 

Marseille, quartier Noailles, rue du musée. Voilà ma vérité, ma triste vérité. J'avale une boîte de rohypnol pour ne plus penser à cette ville entre ombre et lumière, pour ne plus vivre cette vie noire sur noir.

Au loin, j'entends les sirènes qui hurlent. Le monde retourne à sa place. Et moi, je retrouve la mienne, celle que je n'aurai jamais dû quitter, près des containers à poubelle. Je m'endors vite, avant que les larmes viennent, avant que la douleur me dévore.

 

"UNE SANS-DOMICILE-FIXE RETROUVEE MORTE DANS LA RUE" titre la Provence, le lendemain.

Au petit matin, les éboueurs ont découvert une femme d'une quarantaine d'années, d'origine maghrébine, avec de longs cheveux frisés, en position fœtale, près des ordures. Aucun papier sur elle, un appel à témoin est lancé pour l'identifier. Anonyme jusque dans la mort. Les journalistes parlent d'overdose, invoquent le drame de la toxicomanie, mais c'est parce qu'ils ne savent pas qu'on peut aussi mourir de tristesse.

 

 

Murs porteurs

de Françoise Keller

 

 

Marseille.

Dans cette ville, j’ai fait mes premiers pas, j’ai appris à nager, j’ai su un matin ce qu’était la beauté. J’y reviens aujourd’hui. Je sens monter en moi un immense besoin d’aimer, une faim sauvage de lumière.

Marseille dont je me suis absenté sans jamais la quitter. Je reviens de son ombre. Une ombre sale qui bat dans les profondeurs de la ville et que rien ne vient déranger. Une ombre froide et sournoise qui s’infiltre par tous les pores de la peau. Une ombre qui sent la sueur et l’urine, qui respire le reproche et le remords. Là d’où je viens, la lumière n’est pas invitée. Elle reste au dehors des murs, au dehors de nos âmes maudites. J’ai passé 10 ans dans cette obscurité avec pour seul horizon, celui de cette lucarne comme un trou que crève le ciel, fichée dans le mur de ma cellule. Un carré de lumière sur Marseille.

Ce matin, les murs du Centre Pénitentiaire se sont entrouverts pour me laisser passer. La lumière m’a pris de plein fouet. La ville s’offre à nouveau à moi. Il me faut l’apprivoiser, tenter d’ouvrir en grand mes yeux encore mi-clos, aveuglés par le soleil. Je me réfugie dans le petit café qui fait face à la prison. La terrasse me fait un peu peur ; trop de ciel, trop de vent pour ce premier contact avec la liberté. A l’intérieur, le percolateur crache ses effluves réconfortants de café fraichement moulu. Le liquide me brûle les lèvres. Premier goût de Marseille, premier accueil, premier sourire. La chaleur gagne mes membres.

« Je vous remets ça ? ». Le patron a l’habitude de la clientèle venue d’en face. Il sait qu’en général, elle n’est pas pressée. Je préfère garder mes économies. J’ai besoin de voir la mer, de m’étourdir du parfum de l’iode et de la rumeur des vagues. « Pour la plage des Catalans ? Vous avez le 22 qui part d’ici ; ensuite, il vous faudra descendre au Rond point du Prado et prendre le 83. Mais faîtes attention quand même, on a beau être au mois de mai, le soleil tape fort. Et quand on a perdu l’habitude…

Le bus me dépose à quelques mètres du portillon de fer qui indique l’entrée de la plage. Ici, l’ombre existe à peine. Le soleil écrase tout. J’avance pieds nus. Le sable semble me soutenir avec bienveillance. Je réapprends à marcher. Au bout de la langue de sable, les rochers prennent le relais. Je me souviens que c’est là qu’on crapahutait avec les autres minots du quartier. On partait à l’aventure armés de nos épuisettes et de nos petits couteaux, à la recherche des crabes et des arapèdes tandis que nos mères prenaient le soleil en échangeant les derniers potins. La vie semblait si douce avant. Pourquoi les choses changent elles ? La caresse du vent est pourtant toujours la même et le goût du sel sur mes lèvres n’a pas changé. Je laisse pendre mes jambes le long du rocher. Les vagues fouettent mes chevilles. L’eau est fraîche, réconfortante. C’est moi qui ai changé, moi qui ai oublié cette douceur.

Le bruyant manège des gabians au dessus de ma tête me tire de ma torpeur. Quelle chance que de pouvoir voler ! J’ai envie de voir aussi haut, d’embrasser la ville et la mer d’un seul regard. Prendre de la hauteur, c’est ça qu’il me faut. Je quitte la plage et gagne les douces inclinaisons des jardins du Pharo. Le Palais, à flanc de falaise domine la Rade et le Vieux port ponctué de voiles blanches. Un écrin pour une mer de diamants. Les bateaux, en un ballet incessant, se glissent entre les tours des forts St Jean et St Nicolas. Ici c’est le silence. Plus bas, Marseille vrombit, klaxonne, crie et rit. Les cloches de la Major sonnent midi. Je gagne le Vieux Port. Les pêcheurs sont encore là derrière leurs étals, il y a encore du poisson à vendre. A cet endroit, la ville a bien changée. Un curieux parasol fait d’acier poli couvre une bonne partie du quai. « Vous avez vu, c’est amusant, on marche sur le plafond», me dit un passant en pointant son doigt vers l’étrange toiture.  « Ils appellent ça une ombrière ». Je lève le nez. Je m’aperçois au milieu d’une foule suspendue par les pieds. Curieuse sensation que de s’observer la tête en bas. Changement de perspective, voir les choses sous un autre angle. Je fais quelques pas sous ce plafond réflecteur la tête renversée en arrière. Et s’il suffisait de refaire le chemin autrement…

Derrière l’étal du bateau LEON, je reconnais la vieille Maria-Giuseppina, notre voisine de la place de Lenche. Elle interpelle les curieux venus voir la pêche du jour. Sur le banc, il y a tous les poissons de la Méditerranée, daurades, loups, grondins, galinettes, et même quelques poulpes qui cherchent à s’échapper de leur piscine de planches trop étroite. Elle me fait signe de m’approcher. On dirait qu’elle m’a reconnu mais elle ne le montre pas. Ses yeux noirs luisent comme deux agates. J’ai l’impression d’être percé à jour. Elle me tend la main pour que j’y pose la mienne. Elle dépose dans le creux de ma paume un œil de Sainte Lucie, un opercule de bigorneau qu’on appelle « biou ». On dirait un bijou tant sa texture et sa couleur orange nacré sont délicates. « Sainte Lucie annonce aux démons de l’hiver que leur règne s’achève, que le soleil revient et que sa lumière vaincra les ténèbres » me dit-elle. « Chez moi, en Italie, la légende dit que Sainte Lucie s’est ôté un œil pour l’offrir à un aveugle qui a pu ainsi recouvrir la vue. Si quelqu’un t’offre un œil de Sainte Lucie, il t’assure bonheur et prospérité pour le restant de tes jours. C’est un cadeau précieux. Ne t’en sépare jamais.»

Je glisse le coquillage au fond de ma poche. J’ai envie de rentrer chez moi, mais j’ai si peur que personne ne m’attende. Il ne me reste plus que quelques centaines de mètres à parcourir jusqu’au Panier. Ici, tout est si différent. J’ai du mal à me repérer entre ces façades aux pierres lavées, ces boutiques repeintes. Tout ici sent le savon de Marseille et l’huile d’olive. Mais, à chaque coin de rue, je sens encore l’esprit du Panier. Les minots, jambes nues font des concours de glissade sur les rampes de la montée des Accoules et les fils à linge chargés de couleurs garnissent toujours les façades des maisons. A la terrasse du bar d’André, les clients en sont à l’apéro. Lorsque j’entre, le bruit du rideau à mouche fait lever les yeux d’André : « C’est toi petit ? Ça alors ! Ils t’ont laissé sortir ? Yvonne, vé qui est-ce qui revient ! ». Yvonne sort de sa cuisine : « Oh Bonne mère, c’est pas possible » dit-elle en portant ses mains à ses joues. « Viens que je te regarde ! Mais vé le qu’il est tout maigrichon ! Ils lui ont rien donné à manger là-bas ! Et à part le coup de soleil qu’il a pris sur la figure en venant jusqu’ici, il est blanc comme un cachet d’aspirine ! »

« Arrête de barjaquer ! Laisse-le respirer le petit ! Viens petit on va trinquer ». André me tend un verre de jaune épais comme du flanc qu’il entrechoque aussitôt contre le sien rempli à l’identique : « Bienvenue chez toi, petit ! »

 

 

 

Les Oiseaux pleurent aussi

de Paola Leone

 

 

Marseille. Dans cette ville j'ai fait mes premiers pas, j'ai appris à nager, j'ai su un matin ce qu'était la beauté. J'y reviens aujourd'hui .Je sens monter en moi un immense besoin de d'aimer, une faim sauvage de lumière...

 

La gare, j'y suis, je marche vers toi, je croise des pas de semelles mouillées qui ont laissé des traces sur le sol. Je m'amuse en les suivant. Ils m'attirent, ces pas. J'imagine que c'est les tiens.

Il n'y a personne dans cette gare, et pourtant je voulais y sentir ton odeur, le parfum que tu portes, un mélange de patchouli mêlé à un parfum de roses, roses des sables, roses des vents.

Mais la seule chose que mon nez aspirait, c'était l'odeur de l'humidité, le bitume mouillé par la pluie légère qui goûte le sol et lèche les herbes folles.

Marcher, marcher, grimper, l'eau coule, elle ruisselle sur mon visage. La pluie glace mes os, je pose mon corps mou sur un petit muret en vielles pierres, mes fesses se contractent, j'ai froid. Je ferme mes yeux pour me réchauffer de l’intérieur, je fais circuler dans mon corps cette énergie positive qui me pousse vers toi … Je me sens comme dans une boule de laine.

Une brise légère me ramène à la réalité.

Un Gabian s'est approché de moi, je n'ai rien à lui offrir, enfin si ma détresse.

Et une barre chocolatée à moitié écrasée dans mon sac à dos. Il me fait peur avec son long bec, on dirait qu'il veut me bouffer.

Qui m'a amené jusque ici ?

Le vent, la pluie ?

Les mats de bateaux bougent, on dirait qu'ils chantent et je chante avec eux, on dirait qu'ils dansent et je danse aussi.

La rue est étroite, papiers trempés, escaliers rouges, gris. Poser sur le bitume, face à la mer, je rêve.

Cactus, façade salie, tout est gris.

Le ciel se mélange à l'eau, l'eau se mélange au ciel. Le cliquetis de la pluie retentit sur les feuilles froides et humides.

Portail rouillé, mains glacées.

Les toits de l'Estaque, tiens un pigeon ! Lui aussi doit te chercher. Terre, flaque molle, mes pieds pénètrent le sol.

Il est là, congelé, le pigeon voyageur, collé devant le numéro 20 de la petite ruelle.

Son aile droite est tombante, un peu comme mes épaules. Des iris viennent se mêler au vent et aux branches sèches.

CRAC CRAC font mes pieds, sur les briques rouges cassées en mille morceaux sur le sol.

Je me fraye un chemin parmi les herbes folles, les petites fleurs jaunes et blanches se mélangent à la pluie fine.

Face à la maison aux grilles rouillées, je fais une pose, la glycine descend le mur en vielles pierres.

Comme j'ai froid, je relève mon col et je pense a toi.

Où es-tu ?

Que fais tu ?

Et avec qui ?

Des milliers de cafards envahissent ma tête folle, je me noie sous la pluie fine.

J'ai horreur de cette sensation d'abandon, je chiale comme un bébé, l'eau coule de toute part, il faut que ça sorte, les larmes c'est fait pour ça.

Pour faire sortir le passé et laisser l'avenir pénétrer le corps.

Petit con, je suis un petit con, plein de souvenirs, je ne devrais plus penser à elle.

Je devrais l'oublier, la sortir de ma mémoire, la casser en mille morceaux dans mon crâne.

Comme les vielles briques au sol des collines de l'Estaque, elles craquent sous mes pieds engourdis. Je les écrase, encore, écrase encore, émiettées, déchiquetées, je leur crache dessus, un peu comme si je lui crachais au visage.

Elle avait un visage si doux, des cheveux soyeux, des yeux bleus comme la mer, celle où je nageais si souvent lorsque j'étais petit. Bleu comme le paravent qui séparait notre lit de nos livres.

Bleu comme le vent qui souffle au soleil de Marseille. Bleu comme les bougies qu'elle posait sur le meuble du salon. Bleu comme les draps, bleu comme mon souffle sur son cœur.

Ses cheveux qui volent, je les vois encore ses cheveux qui volent, quand elle me faisait un signe de la main au loin. Prés des bateaux qui chantent, et du cliquetis des mats sous le vent...

 

Elle me manque et je lui en veux tellement de m'avoir laissé tout seul là. Seul comme un vieux chiffon, comme un vieux tableau au fond d'un placard sombre. Seul comme une boule de papier au fond d'une poubelle.

Je n'ai pas su trouver les mots pour la retenir.

Je n'ai jamais su, j'ai toujours perdu l'amour, comme ça oups et plus rien, pourquoi?

Pourtant je donnais tout, je supportais tout...

 

J’ai fini de me reposer, je recommence mon attention vers la lumière, je grimpe…

 

J'ai une impression bizarre on me scrute, je me penche légèrement vers l'avant tout doucement, peut être un petit animal perdu.

Derrière les branches fines un rayon de soleil, je ne sais pas depuis combien de temps, ni même si elle attendait quelqu'un, elle avait posé ses fesses sur une pierre blanche sous un saule pleureur. Elle me regardait à travers les branches qui léchaient la pluie au sol.

Comme un chien abattu je me suis approché d'elle, je ne connais pas encore son visage, mais elle m'attire.

J'ai ramassé une fleur cachée entre deux pierres et des herbes folles. Je me suis approché doucement, je ne l'avais jamais croisée, je lui ai tendue la pâquerette.

 

Elle m'a souri, j'avais oublié les sourires, et la beauté des joues rosées par la timidité.

Je n'avais pas envie d’engager la conversation.

J'avais juste besoin d'un regard, de chaleur, de surprise cachée derrière un arbre. Elle ne disait pas un mot, je me demandais même si elle savait parler.

Sous l'arbre et sur la pierre blanche, je l'ai rejointe.

Elle était toute petite, ses cheveux volaient aux vent et les miens avec.

Je respirais profondément, puis coupais mon souffle. Rien de semblable ne m’était jamais arrivé.

D'un coup de vent elle avait balayé mes angoisses et mes aprioris.

J'avais longtemps rêvé, la nuit et même le jour, vivre un instant si précieux.

Quand la pluie a cessé , nous avons partagé ma barre chocolatée à moitie écrasée.

 

Elle m'a tendu la main et j'ai frôlé ses doigts...

 

Je veux que tous les soirs

lorsque la nuit descend

m’étendre près de toi

la lune à la fenêtre

éclairera la chambre

où nos deux corps posés

étendus dans le noir

enivrés de chaleur

et de rosée du soir.

Je veux que le silence

nous repose le jour

et que l'oiseau qui chante

nous rappelle à l'amour

je veux que sous cet arbre

soient posés nos deux noms

et graver bien profond

dans le bois de ce tronc.

Ni le vent, ni la pluie

ne les effaceront.

Je veux tout prés de toi

m’enivrer de ce vin

qui fait que je suis là

aujourd'hui et demain

près de tes cheveux blonds

posés contre mon âme

je veux que ce soit toi

qui ravive la flamme

si ton regard est flou

je veux me voir dedans

je veux sortir du trou

où je suis si souvent

pour rejoindre la vie,

le vent et les feuilles …

Et lorsque la lumière

fera briller tes yeux

je serai tout à toi

tout entier si tu veux !

 

Elle à l'air si fragile, que je n'ose parler, c'est con je suis débile, il faudra bien quand même.

Tout prés de son oreille je lui ai murmurée.

 

Vous êtes l’espérance du matin

l'arbre de mon jardin fleuri

la petite feuille verte, près de la pomme qui rougit

vous êtes le gâteau où je pose la cerise

et moi le moineau sans chemise

vous êtes le printemps où pleurent les oiseaux

vous êtes le vent frais de l’hiver

et la brise légère de l'été

je remonte mes manches

j'ai moins froid près de vous

vous êtes la chanson que je n'ose chanter

vous êtes la musique et moi je joue de vous

j'accorderais la nuit, pour rejoindre l'étoile et la constellation ...

 

1 En Provence, le Caramantran représente un mannequin grotesque ou un char fait de bric et de broc. Le nom vient de « carême entrant». Lors du carnaval, la foule déguisée fait un procès au Caramantran, qui est immanquablement condamné à mort et brûlé.

 



19/06/2014

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